Pourquoi avoir choisi d’enquêter sur le vécu familial et le silence des anciens appelés en Algérie ?
Raphaëlle Branche : D’abord, j’ai essayé de savoir si ce qu’on me disait tout le temps, que les anciens d’Algérie n’avaient pas parlé de leur guerre, pouvait s’expliquer historiquement et si on pouvait trouver des explications collectives. Et en réfléchissant à ce qu’est un silence, il m’est apparu qu’un silence interroge sur la personne qui ne parle pas mais aussi sur la personne À QUI elle ne parle pas… En voulant revenir à l’origine de la transmission ou de la non-transmission, le silence en étant l’une des formes, je suis revenue à la période de la guerre et j’ai tenté de comprendre quels avaient été, pour ces jeunes hommes, leurs premiers mots posés sur l’expérience. Ces premiers récits sont adressés à leur famille. Et à partir de là, j’ai voulu dérouler l’histoire de cette transmission dans les familles.
On découvre dans votre livre que beaucoup d‘appelés ont écrit, témoigné, raconté à leurs familles, mais que parfois ils n’étaient pas écoutés….
R. B. : Quand les anciens d’Algérie sont prêts à parler, en face il n’y a pas toujours la réception qu’ils attendent. Ces hommes expriment une certaine déception lorsqu’ils disent : « On ne me pose pas les questions que j’attends. » Ou « Ils n’écoutent pas comme je voudrais ! » Mon enquête repose sur un questionnaire envoyé à beaucoup d‘appelés et à des membres de leur famille. Au sujet de ce questionnaire, certains m’ont dit : « Ce sont les questions que j’aurais aimé que l’on pose autour de moi ! » L’intérêt de leurs proches pour le sujet leur a manqué, ils se sont même sentis moqués parfois, ou incompris.
Certains appelés tentent d’ailleurs d’alerter leurs proches, comme Michel Louvet qui cherche à ouvrir les yeux de son père sur la réalité de la situation algérienne.
R. B. : Michel Louvet écrit un journal depuis qu’il est adolescent. Quand il part pour l’Algérie, il continue et prend beaucoup de notes. En fait, il construit un argumentaire pour convaincre son père qu’il se trompe, la pacification en Algérie n’est pas ce qu’il pense. Ce jeune homme n’est pas représentatif de sa génération : il est étudiant, donc déjà assez âgé quand il part, et ses idées politiques sont affirmées. Il est d’ailleurs en désaccord politique avec son père. Le fils observe une guerre menée contre la population algérienne, en dépit des règles d’humanité. Il constate surtout que la manière de faire la guerre renforcera l’aliénation des Algériens, les rendra plus hostiles encore et plus désireux de pousser la France hors d’Algérie. Il essaie d’expliquer cela à son père qui ne le croit pas. Il accumule des preuves et pourtant, jamais il ne parviendra à convaincre son père…
Vous démontrez également dans votre livre que les récits des appelés, pendant qu’ils étaient en Algérie, n’étaient pas les mêmes selon la personne à qui ils s’adressaient.
R. B. : Évidemment, on ne dit pas la même chose à ses parents, sa femme, ses frères ou ses sœurs. Mais cela a aussi un sens historique : dans la France des années 1950-1960, il existe une distance importante entre les enfants, qui ont 20 ans et n’ont pas quitté le domicile familial, et leurs parents. Il y a des choses qu’on ne dit pas à ses parents, certes pour les protéger et les épargner, mais aussi parce qu’à cette époque on n’a pas l’habitude de raconter sa vie à ses parents. Pour ce qui est de leurs fiancées ou de leurs très jeunes épouses, cela questionne la façon dont on fonde les couples durant ces années. La France d’alors est marquée par des modèles très genrés, avec des attentes sociales différentes et deux époux qui ne sont juridiquement pas à égalité. Tout cela est très présent dans les relations que les appelés nourrissent avec leur femme. Ces jeunes couples sont séparés au tout début de leur histoire, ils construisent les bases de leur relation à distance – pour ceux qui y arrivent. Alors quand on n’a pas raconté à sa future femme tout ce qu’on a fait ou vécu, cela explique aussi pourquoi on n’en parle pas après. En revanche, on en parle parfois avec la deuxième femme, celle qu’on rencontre plus tard.
Vous expliquez que pour les appelés qui ont épousé des femmes plus jeunes, nées après la guerre, la situation est très différente car elles n’ont ni les mêmes représentations, ni le même vécu.
R. B. : Quand leurs épouses ont eu la même enfance dans les années 1930, qu’elles ont vécu l’Occupation en 1940, il y a beaucoup d’implicite dans ces couples. On ne parle pas parce qu’on n’a pas besoin de parler. Si l’un dit « ça me fait penser à l’Occupation », l’autre comprend tout de suite. Alors que quand leur femme est plus jeune, il faut tout expliquer. Ou bien se taire, il s’agit là des silences de la différence. J’essaie de proposer des clés pour questionner les relations dans les différentes configurations familiales afin que le lecteur saisisse pourquoi certains parlent et d’autres pas.
Le silence ne signifie pas forcément traumatisme ?
R. B. : Cette représentation est très réductrice d’un point de vue psychologique mais aussi parce que, historiquement, on peut expliquer ce silence de plein d’autres manières. L’une d’elles est que les hommes de retour d’Algérie ont envie de regarder devant eux, et non de revenir sur ce qu’ils viennent de vivre.
Vous publiez ce livre alors que vous êtes professeure à Nanterre depuis un an, grande terre d’immigration algérienne. Est-ce que cela vous donne envie d’écrire sur l’histoire de la ville ?
R. B. : Je suis heureuse d’enseigner à Nanterre car c’est l’une des régions les plus fortement marquées par une histoire complexe, plurielle, par la guerre d’Algérie, mais pas seulement. Nanterre, c’est aussi le militantisme politique et les bidonvilles fréquentés par des Algériens. J’ai des collègues qui ont déjà organisé des visites sur ce thème-là, et cela fait clairement partie de mes envies d’enseignement. Et pas seulement !