Ils font Nanterre

Portraits

Le fond de l’air était rouge

Écrit par : Guillaume Gesret

Nos trois témoins se souviennent de Mai 68 à Nanterre. Ils étaient ouvrier, lycéen ou bien enfant et ils nous racontent comment ils ont vécu ce printemps de révolte.

Michel Laubier, ouvrier en mai 1968.

« En mai 1968, j’avais 23 ans et j’étais ouvrier régleur à l’usine Citroën de Nanterre. À l’époque, mon équipe fabriquait des pièces mécaniques de la DS. Le lundi 20 mai, quand les collègues ont fait le tour de l’usine pour nous inviter à débrayer, je n’ai pas hésité une seconde à rejoindre le cortège. J’étais rebelle de nature. Les conditions de travail étaient dures chez Citroën et les salaires trop bas, autour de 700 francs. Nous avons décidé d’occuper l’usine et cela a duré trente-cinq jours. Les huit premiers jours, j’étais euphorique, je me faisais des copains et j’ai rapidement adhéré à la CGT et au PCF. Au bout de quelques jours, j’ai compris que la lutte n’était pas une partie de plaisir… Il fallait occuper l’usine nuit et jour et, à coups de jets d’eau avec des lances à incendie, empêcher les sbires de la direction d’entrer dans l’usine. Nous ne voulions pas non plus que les étudiants y pénètrent, car nous prenions soin de nos machines et nous voulions éviter tout saccage. Les étudiants étaient provocateurs, ils voulaient faire la révolution, alors que nous, nous avions des revendications syndicales. Durant ce mois de grève, je participais aussi aux manifestations à Nanterre et à Paris, et quand je rentrais chez moi, ma femme me disait qu’il n’y avait plus rien à manger. Heureusement, certains commerçants nous donnaient des pâtes. Nous n’étions plus payés depuis plusieurs jours mais le 17 juin, les syndicats ont obtenu un acompte de 200 francs. Finalement, nous avons repris le travail le 25 juin. Nous étions parmi les derniers à mettre fin à la grève. Pour moi, nous avions gagné. Notre salaire augmentait de 13 %, nous passions de quarante-sept à quarante heures de travail par semaine et les droits syndicaux étaient enfin reconnus chez Citroën. »


Fatma Azizane ep Senni, enfant en mai 1968

« Je me souviens que je me cachais avec mon frère, derrière un grand panneau publicitaire à côté de chez moi, pour regarder défiler les ouvriers et les lycéens sur l’avenue Joliot-Curie. Ma mère ne voulait pas que nous regardions le cortège car “c’était dangereux”, nous disait-elle. Moi, à 6 ans, j’étais une gamine curieuse. Je ne comprenais pas ce qui se passait mais la foule était très impressionnante. En me rendant à l’école, je passais devant le lycée Joliot-Curie et je voyais l’excitation des “grands” qui criaient des slogans dans les porte-voix. Leur joie et leur enthousiasme contrastaient avec la peur de ma mère. Mon père travaillait à La Papeterie de la Seine mais je ne me souviens pas s’il faisait la grève. En tout cas, il n’y avait plus rien à manger à la maison et les magasins n’étaient plus ravitaillés. Nous allions jouer chez nos voisins, c’est là que nous écoutions les informations à la radio. Je ne saisissais pas bien ce qui se jouait dans le Quartier latin à Paris mais ça avait l’air grave. Ce n’est que des années plus tard que j’ai pris la mesure des événements. »


Pascal Renaud, lycéen en mai 1968

« J’avais 16 ans et j’étais élève de seconde au lycée Joliot-Curie. J’étais politisé mais je n’avais pas vraiment eu vent du mouvement étudiant du 22 mars. L’université de Nanterre était isolée, coupée du centre de Nanterre. Pour moi, tout a commencé le samedi 4 mai quand les lycéens se sont mis en grève et ont défilé dans les rues de Nanterre jusqu’à l’ancienne mairie. Nous voulions casser les carcans, le règlement intérieur du lycée était très strict : les filles n’avaient le droit de porter des pantalons qu’en cas de grand froid, nous n’étions pas autorisé à lire des journaux dans l’enceinte du lycée… La semaine suivante, des happenings et un sitting sur l’avenue Joliot-Curie ont été organisés. C’était le foutoir, je me souviens que les professeurs étaient déboussolés. Certains, pourtant très rigoureux, commençaient à nous soutenir. Ils nous apparaissaient sous un jour nouveau. Nous étions joyeux. Dans mon souvenir, il a fait beau tout le mois de mai. Le 13 mai, je suis allé avec mes cousins à la grande manifestation à Paris qui a réuni plus d’un million de personnes. Tous réclamaient la démission de De Gaulle. Ma toute première manifestation, j’en garde un souvenir mémorable ! Quelques jours plus tard, je suis retourné à Paris pour voir les barricades. J’y étais allé à pied car il n’y avait plus d’essence nulle part. J’avais laissé mon solex à la maison, au Petit-Nanterre. Ce mois de mai avait quelque chose d’irréel, un sentiment de liberté soufflait. J’avais le bon âge pour me révolter. Mai 68 m’a permis d’accéder à la parole, j’ai pris goût à l’engagement politique et, très vite, j’ai adhéré à l’Unef et au PSU. En septembre 1968, la relation avec les professeurs avait changé, nous étions passé du rapport hiérarchique, un brin caporaliste, à une complicité proche du copinage. Nous avions le droit de fumer au foyer, les contrôles n’étaient plus notés et les programmes avaient été remplacés. »